Maurice Rajsfus, pour mémoire

fiches de Maurice Rajsfus

Militant antifasciste, rescapé de la rafle du Vel’ d’Hiv à 14 ans, historien de la répression, Maurice Rajsfus (1928-2020) a traversé le siècle dernier les yeux grands ouverts. Tout au long de sa vie, il a collecté et conservé les traces de la violence d’État, partout où il l’a croisée. Aujourd’hui, ses archives personnelles sont stockées à la bibliothèque-musée La Contemporaine (Nanterre). Elles s’y étalent en mètres. Pour Index, Clara Menais est allée s’y plonger.

Publié le 01.05.2025

fiches de Maurice Rajsfus
Quelques fiches de Maurice Rajsfus – « La Contemporaine », Fonds Maurice Rajsfus

Au printemps 2021, les archivistes de la bibliothèque-musée La Contemporaine travaillent sur une matière un peu particulière. Dans son appartement de Cachan, en banlieue parisienne (Val-de-Marne), le militant antifasciste et anti-autoritaire Maurice Rajsfus a accumulé une archive digne d’un musée. Au cours des mois qui suivent son décès en 2020, entre les confinements, de longues heures de travail sont consacrées à vider son bureau, tant y sont entassés les coupures de journaux, documents d’époque, littératures militantes et notes en tous genres. Dans des boîtes soigneusement classées, des milliers de fiches bristol répertorient les crimes policiers en France depuis mai 68 jusqu’en 2014. Mais aussi des photos de familles, des traces de parents et cousins, juifs polonais déportés durant le régime de Vichy puis assassinés dans les camps nazis. En somme, un recensement méthodique des crimes et des violences de l’Etat français.

À la fois bibliothèque, musée et centre d’archives, La Contemporaine est à Nanterre une des seules institutions en France à proposer au public des collections sur l’histoire contemporaine. Au total, près de 4,5 millions de documents y sont conservés. Les archives de Rajsfus y sont rangées dans 84 boîtes, occupant 8 mètres linéaires environ, retraçant plus de quatre-vingt ans d’histoire sociale. C’est toute une vie de combat et de travail obstiné, opéré à la marge des institutions académiques, qui est ainsi rendu accessible à l’étude et au regard du présent.

Une vie marquée par la violence d’État 

Maurice Plocki naît le 9 avril 1928 au numéro 17 de la rue Dieu, à Paris. Ses parents, Nushim Plocki et Riwka Rajsfus, tous deux juifs polonais, étaient venus s’établir en France pour fuir l’antisémitisme et les pogroms. Ensemble, ils vendent des chaussettes et des mi-bas sur le marché d’Aubervilliers, dans la banlieue nord de Paris. Aux archives, une fiche de contrôle du marché d’Aubervilliers conservée par Maurice Rajsfus détaille la période d’activité de leur stand : ouvert en 1926, abandonné en 1940. Entre juillet 1940 et août 1944, la France s’est en effet appliquée à « l’aryanisation » du pays, c’est-à-dire à la dépossession et au vol systématique des juifs de France. C’est à ce moment-là que le commerce des Plocki et son stock sont saisis par la Direction de l’aryanisation économique, service administratif mené par le Commissariat général aux questions juives de Vichy. Cette spoliation systématique des classes modestes, peu documentée, est souvent oubliée au profit de celle des œuvres d’art, comme le rappelait en 2020 l’historienne Johanna Lehr, dans une tribune publiée sur Le Monde. Déjà, dans ce geste de conservation, l’acuité du regard hors cadre de Rajsfus éclaire un angle mort.

La vie des Plocki, relativement tranquille jusqu’alors, bascule donc avec l’arrivée des nazis et du gouvernement de Vichy en 1940. Les mesures antisémites s’accélèrent. Pour son quatorzième anniversaire, en avril 1942, Maurice reçoit une carte postale envoyée depuis un camp de concentration français : le camp de transit de Pithiviers, dans le Loiret. Son oncle y a été déporté quelques mois plus tôt, en mai 1941, comme les quelques 6 694 hommes juifs étrangers raflés lors de ladite « rafle du billet vert », première déportation de masse du régime de Vichy. Au petit matin du 16 juillet 1942, deux policiers arrêtent les Plocki à leur domicile, 32 rue de la Villa à Vincennes. C’est la rafle du Vél’ d’Hiv : 13 152 personnes sont arrêtées, dont plus de 4 000 enfants. Maurice sera relâché avec sa sœur Jenny, son aînée, à la faveur d’un contre-ordre excluant les enfants juifs français de 14 à 16 ans de la rafle. Ils ne reverront jamais leurs parents, emmenés à Drancy puis tués à Auschwitz.

Carte postale envoyée à Maurice Rajsfus par un de ses oncles du Camp de Pithiviers – « La Contemporaine », Fonds Maurice Rajsfus

Le jeune Maurice, orphelin, se retrouve alors livré à lui-même. Mais il garde de ses parents une culture politique et des valeurs socialistes. Dès la Libération, il s’engage aux Jeunesses communistes, puis avec les trotskystes de la Quatrième Internationale. Dans les années 1950-60, il milite contre la guerre en Algérie – il sera même des manifestants lors du massacre du métro Charonne, où la police tue huit personnes, le 8 février 1962. En mai 1968, Maurice a quarante ans et travaille comme journaliste. Il est de nouveau embarqué dans la militantisme avec l’explosion du mouvement ouvrier et étudiant. Il est aussi un fervent soutien de la Palestine, qu’il visite plusieurs fois au cours des années 1980 et 1990. De tous ces engagements, il garde une conviction centrale : une solide aversion pour les forces de l’ordre et tous les corps sécuritaires. « Comme la répression de mai 1968 avait laissé des traces, j’ai rapidement entrepris de constituer une documentation sur les violences policières, sur la base de la presse. Travail prenant qui devait me permettre de constituer un fichier fort de plus de 10 000 fiches rappelant environ 5 000 bavures. Ce travail sera à l’origine de la création de l’Observatoire des libertés publiques en mai 1994, après l’assassinat du jeune Makomé [M’Bowolé, ndlr] au commissariat des Grandes Carrières. Il y a aura la publication de plus de 200 numéros du bulletin “Que fait la police ?” jusqu’en 2014 »,  décrit-il en 2018.

Une base de données avant l’heure

Le centre névralgique de l’œuvre de Maurice Rajsfus, c’est bien ce fichier méthodiquement ordonné : un recensement unique des violences policières en France. Dans des dizaines de boîtes, en bois ou en plastique, Maurice Rajsfus a réalisé une consignation attentive des exactions policières, du petit larcin au crime. Rajsfus découpait des articles de journaux, écrivait parfois quelques notes, les collait sur des fiches bristol et les classait. Ce travail s’est poursuivi en ligne avec le bulletin Que fait la police. Cette centralisation physique de traces éparpillées, qui ne faisaient à l’époque l’objet d’aucun travail académique spécifique, apparaît aujourd’hui comme une matière documentaire essentielle, une façon de construire une base de données avant l’heure. Morceaux choisis.

Année 1969 : « La police a la gâchette facile » titre Lutte ouvrière le 16 avril. L’article relate comment un policier a ouvert le feu sur un lycéen nommé René Giudicelli, alors qu’il collait des affiches contre la venue du président américain Nixon à Paris. L’adolescent est grièvement blessé au poumon.

Année 1971 : 47 fiches sont consacrées à « l’affaire Jaubert » – nom donné au passage à tabac du journaliste scientifique Alain Jaubert, dans un fourgon de police, le 29 mai. L’affaire provoque un tollé national et une mobilisation importante des journalistes. Celle-ci ouvre un débat sur les violences policières et la liberté de la presse qui participe de la création, en 1973, du quotidien Libération.

Extrait d’une fiche de Maurice Rajsfus – « La Contemporaine », Fonds Maurice Rajsfus

Année 1975 : Le tout jeune journal Libération titre : « Une balle dans le bras pour un refus de fourrière. Les flingueurs assermentés ». Plus loin, on lit : « À quand la peine de mort pour les contrevenants récalcitrants au code de la route ? Pour certains policiers, il semble qu’elle soit déjà entrée en vigueur ». L’article porte sur un homme qui s’est opposé à la mise en fourrière de son véhicule. Un témoin raconte : « Le Noir a remonté sa vitre et a fait mine de démarrer. À ce moment-là, un flic a dégainé et lui a tiré une balle de revolver dans le bras à travers la vitre ». Un article qui préfigure, cinquante ans avant, le débat actuel autour des tirs policiers dans des situations dites de « refus d’obtempérer ».

Année 1977 :  11 fiches relatent le meurtre de Mustapha Boukhezzer, touché par six balles dans le dos par le brigadier Roger Marchaudon, dont l’une « à bout touchant appuyé », le 27 août aux abords du bureau de poste de Châtenay-Malabry, dans les Yvelines. Il est souligné que le policier en question avait déjà abattu un jeune homme de 18 ans en 1974, à Paris. Cette fois déjà, par trois balles dans le dos.

Année 1988 : Une fiche extraite d’un article du Monde relate la remise en liberté d’un policier qui avait tué, la veille, le fils d’un chauffeur de taxi à Marseille. Malgré le fait que « la légitime défense n’a pas été évoquée, que l’identification de l’auteur du coup de feu mortel ne fait pas de doute », le policier était sorti libre après une rapide garde à vue, sans être inculpé. 

Année 1992 : Un gardien de la paix qui avait tué une adolescente qui regardait une bagarre de rue de sa fenêtre du 8e étage d’un immeuble, à Noisy-le-Sec, le 8 octobre 1988, est condamné à deux ans de prison avec sursis, écrit Libération. Le gardien de la paix, hors service, était intervenu en tirant des coups de feu en l’air. 

Année 1997 : Un gendarme, qui avait tué d’une balle dans la nuque un automobiliste fuyant un contrôle en janvier 1993, dans la Drôme, est relaxé par le tribunal correctionnel, rapporte Libé. Le procureur avait pourtant demandé une peine d’emprisonnement. Au cours du procès, l’accusé avait fait valoir qu’un gendarme peut faire usage de son arme s’il n’a pas d’autre moyen pour stopper un véhicule, comme le prévoit un décret de 1903. 

Année 2002 : Le Monde relate la décision en appel concernant les policiers responsables de la mort du jeune Aïssa Ihich en 1991 dans le commissariat de Mantes-la-Jolie (Yvelines), qui avaient été condamnés en première instance. Le procureur, cette fois, a demandé la relaxe. La peine est réduite à huit mois de prison avec sursis, « ce qui devrait leur permettre de bénéficier d’une amnistie », selon le quotidien du soir.

L’archive, qui contient des centaines d’exemples similaires, donne le vertige. Pour beaucoup, les faits recensés font écho à l’actualité : des crimes policiers commis dans les quartiers populaires, souvent contre de jeunes hommes noirs ou arabes, ou dans le cadre de la répression de mouvements sociaux. En 2019, ce recensement précis, fouillé, avait refait surface en écho au mouvement des gilets jaunes et son lot de manifestants mutilés. On avait alors comparé les signalements du journaliste David Dufresne au travail de Maurice Rajsfus.

Une influence diffuse

En réalité, la trace de Rajsfus se trouve partout où il est question de contester la violence arbitraire de l’État. Dans le travail d’organisations militantes récentes, comme les collectifs Désarmons-lesCases Rebelles, ou Résistons Ensemble. Sur le site Anti.Media, qui réalise une veille médiatique sur la police revendiquant l’héritage de Rajsfus. Dans l’émergence du collectif juif décolonial Tsedek!, qui organise ces jours-ci la projection d’un film consacré à la vie de Maurice Rajsfus.  Ou encore dans le travail du chercheur indépendant Mathieu Rigouste. Comme Rajsfus, Rigouste étudie les violences d’État depuis un positionnement résolument critique et engagé. Mais c’est d’abord en tant que militant qu’il a connu, au début des années 2000, le travail de l’historien. Selon lui, l’homme est alors « un repère » pour les mouvements sociaux et la gauche radicale, car il est « l’un des seuls à avoir produit une historiographie critique, engagée et accessible sur la police française ». « On est à une époque où ça n’existait pas. Le sujet des violences policières n’était légitime ni pour la presse ni pour l’université, et il n’y avait pas internet. Il faut bien se figurer qu’il était tout seul à faire ce recensement, cet archivage ». Le jeune militant se saisit donc de ces sources, qui nourrissent l’écriture de son premier ouvrage, L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009). Il se souvient avoir été impressionné par le parcours de Rajsfus – cette position à la fois de chercheur, de concerné, de révolté, et de militant. Par sa rigueur aussi. « Ça m’a énormément nourri, cette détermination à outiller les luttes. Ça m’a montré qu’il était possible de construire sa vie autour de ces idées ».  

Méprisé par les élites historiennes pendant des décennies, le travail sur la répression mené par Maurice Rajsfus est désormais reconnu jusque dans les rangs académiques. En 1980, Pierre Vidal-Nacquet avait pressenti la pertinence de ses recherches en rédigeant la préface de son premier livre, Des Juifs dans la collaboration. « Entre Maurice Rajsfus et moi, écrivait Vidal-Nacquet, il y a, dois-je ajouter, une autre différence. Je suis, il n’est pas un « historien de profession ». Faut-il le dire, en la circonstance, je ne me sens pas tellement plus fier de ma profession (…) et je comprends l’auteur de ce livre quand il estime que l’histoire est une matière trop sérieuse pour être confiée aux seuls historiens. Après tout, les dossiers existent et le moins qu’on puisse dire est que les historiens français les ont négligés ». La démarche de contre-enquête initiée par Rajsfus résonne avec le présent : ces dernières années, de nombreuses organisations indépendantes ont entrepris d’enquêter sur les crimes d’État, dressant un constat commun de leur caractère systémique et de l’impunité qui les entoure.

Pendant longtemps, l’archive de Maurice Rajsfus a comblé le vide des chiffres officiels : ce n’est qu’à partir de 2017 que l’Inspection Générale de la Police Nationale a commencé à publier, dans ses rapports annuels, des statistiques sur le nombre des blessés et des décès liés à des interventions policières. Des chiffres officiels qui restent, pourtant, bien en deçà des décomptes réalisés par Rajsfus, ou de ceux publiés par exemple par Streetpress, par le média indépendant Basta!, ou par le collectif Désarmons-les. En 2024, ce dernier a comptabilisé 55 décès liés à l’action de la police en France, sur la base de signalements et d’articles de presse. Cela représente plus d’un mort par semaine. À la sortie de La Contemporaine à Nanterre, où est conservée l’archive de Maurice Rajsfus, l’actualité de ce travail de mémoire s’impose : sur un mur, près de l’entrée du musée, sont inscrits les mots : « Justice pour Nahel ».

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